Episode 4

La religion Dahlgaard reposait sur l’adoration du Soleil et de la Lune, le premier représentant la bravoure et l’honneur, l’autre la paix et la sagesse. Si les prêtres du Soleil priaient à la lumière du jour jusqu’à la tombée de la nuit, certains préféraient commencer quelques heures avant l’aube afin de communier avec la Lune qui occupait une place tout aussi majeure que son frère -- les Dahlgaards considéraient le Soleil et la Lune comme frère et soeur -- dans leur culte.
C’est pourquoi, afin de ne pas briser suspicieusement la routine de Regis, que le tueur avait certainement étudiée s’il prévoyait maintenant de s’attaquer à lui, nous nous réveillâmes avec lui à quatre heures du matin.
Roxane, pleine d’adrénaline, ne montrait aucun signe apparent de fatigue contrairement à Flux et moi. Jose pour sa part n’existait que sous deux états : endormi ou entièrement éveillé, et l’odeur du petit déjeuner que nous avait préparé Regis avait facilité la transition déjà naturellement rapide de l’un à l’autre.
Kyoko avait également le regard aussi vif que la veille au soir alors qu’elle dégustait son potage en silence, remplissant ma tête de dizaines de nouvelles questions à son sujet, qui eurent au moins pour avantage de m’aider à garder les yeux ouverts.
ROXANE : Récapitulons : Jose et moi partirons les premiers. Je ferai un premier tour du temple, puis nous resterons tous les deux cachés à quelques dizaines de mètres seulement, prêts à intervenir rapidement en cas de menace.
JOSE : Comme elle dit, ouais.
ROXANE : Puis, Regis, tu arriveras comme à ton habitude. Agis comme si nous n’étions pas là. Ne fais rien qui sorte de l’ordinaire.
Le regard de la jeune femme se tourna alors vers Flux et moi.
ROXANE : Flux et Visala, vous attendrez cinq minutes avant de suivre Regis à une distance raisonnable -- cinq cent mètres environ -- puis vous vous arrêterez au milieu des arbres sur la colline que j’aurai marquée en face du temple. De là, vous aurez une bonne vue sur lui pendant toute la journée. Flux, j’ai besoin de tes yeux. Reste alerte. Visala, si tu vois le tueur, tu sais quoi faire.
VISALA : Comment saurai-je que c’est bien lui ?
REGIS : Kyoko connait tous les prêtres de Valordrim et ses alentours. Elle saura.
VISALA : Elle me le dira ?
REGIS : Elle parle. Juste... peu.
FLUX : Et si le tueur est quelqu’un que vous connaissez ? Un autre prêtre, même.
REGIS : Impossible. Notre ordre est très strict, toute vie est sacrée. Aucun prêtre ne serait capable de tels actes.
ROXANE : Non, Flux a raison, il faut s’attendre à tout. Mais j’y ai pensé aussi. Regis a convaincu tous les prêtres de partir en retraite dans la montagne pour la journée. Il sera entièrement seul à Valordrim. Du moins, c’est ce que pense notre cible. C’est pour ça que je sais qu’il attaquera aujourd’hui : toutes ses victimes ont été tuées de cette façon. Elle étaient seules, et il savait toujours exactement où les trouver.
FLUX : De toute évidence notre homme est bien informé.
ROXANE : Et il ne laissera pas passer une occasion comme celle-ci. Et je serai là pour l’accueillir.
Le regard noir, folle de rage à l’idée que quiconque ose s’en prendre à un de ses plus vieux amis, Roxane prit une grande inspiration avant de poursuivre.
ROXANE : Entendu ? Bien. Mangez, vous aurez besoin de force. Jose, on y va.
FLUX : Roxane, une dernière chose. Est-ce que nous sommes vraiment obligés de garder le loup avec nous ?
La jeune femme haussa les épaules, bien plus à l’aise que la veille avec l’énorme bête.
ROXANE : Kyoko s’en occupera.
Le fillette sourit.

FLUX : Visala descend. Roxane va nous tuer si elle te voit. Et elle t’a probablement déjà vue.
Escaladant aussi adroitement que j’en étais capable l’un des gigantesques pins qui nous servaient de couverture, je scrutai l’horizon pour mieux me familiariser avec les environs si nous devions les surveiller toute la journée. Au loin, les premiers rayons du soleil tentaient timidement de percer l’obscurité, m’offrant juste assez de lumière pour discerner la silhouette de Regis, immobile depuis maintenant plus d’une heure, agenouillé face à une statue de pierre de plus de quinze mètres de haut représentant un soleil à moitié masqué par un croissant de lune. Devant le Dahlgaard, un autel de glace était recouvert de fleurs et de branches conservés par le froid polaire de Valordrim auquel je m’étais contre toute attente rapidement habituée et que je ne remarquais même plus : la vie avec les Slayers avait déjà commencé à m’endurcir, à ma plus grande satisfaction.
VISALA : Je veux juste voir où ils sont cachés.
FLUX : Visala, tu ne trouveras pas Roxane.
VISALA : Non, mais si je viens seulement maintenant de grimper dans un arbre, Jose a déjà dû avoir l’idée il y a un moment.
FLUX : Si Roxane a appris de ses erreurs elle aura choisi un abri sans arbres à proximité. Ne t’étonne pas si elle en fait de même pour toi à partir de maintenant.
VISALA : Personne ne va me repérer ici, Flu...
Comme j’aurais certainement dû m’y attendre, une branche céda sous mes pieds, me précipitant sans douceur dix mètres plus bas, où seul l’épais manteau de neige me sauva d’une jambe cassée. Un peu sonnée, je pris la main que Flux me tendait pour m’aider à me relever sous le regard amusé de Kyoko, confortablement assise sur un lit de racines, le dos enfoui dans la fourrure de Gwaimihr qui la protégeait du froid, se comportant lui aussi étrangement comme s’il l’avait toujours connue.
FLUX : Au moins tu n’as pas crié en tombant. Jose n'avait pas eu la même présence d'esprit.
VISALA : J’étais déjà par terre quand j’ai compris ce qui m’arrivait.
Dissimulant mal son air amusé, Flux me rendit mon arc et mon carquois, que je lui avais confiés le temps de mes acrobaties, et nous retournâmes nous asseoir près de nos compagnons.
Je jetai un oeil sur la montre du Meastien, qui l’inclina juste assez pour me permettre d’y lire l’heure.
FLUX : Nous sommes ici depuis deux heures. Patience, ma chère Visala, la journée ne fait que commencer.
VISALA : Ca ne me dérange pas. Au contraire, ça tombe bien, on ne passe jamais de temps ensemble, toi et moi. 
Il esquissa un sourire.
FLUX : C’est vrai. Tu ne regrettes toujours pas de nous avoir suivis alors ? Ta famille ne te manque pas trop ?
VISALA : Je sais où les trouver si je veux les voir. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai quitté Odyssée. Je sais que même dans dix ans, mes parents seront toujours à Farens, dans la maison que j’ai laissée il y a des années...
FLUX : Dix ans ? Tu ne comptes pas les revoir avant ?
VISALA : Et toi ? Ta famille est à Meast, non ? Depuis combien de temps tu ne les as pas vus ?
Il sembla pensif quelques instants, ce qui n'estompa pas son éternel air jovial pour autant.
FLUX : Roxane est ma famille, maintenant, et Jose, contre toute attente. Et toi aussi, à présent.
Je lui souris à mon tour.
VISALA : Exactement.
Mes yeux se posèrent alors sur la petite fille et son loup, et toute mes questions me revinrent soudain en tête, me rappelant que j’étais justement en compagnie de la personne la plus à même d’y répondre.
VISALA : Et Kyoko ?
FLUX : Kyoko n’a jamais connu ses parents. Ils l’ont confiée aux prêtres de Valordrim alors qu’elle n’avait que quelques semaines. C’est Regis qui s’en est occupé toute sa vie. D’après les informations qu’il a pu obtenir, son père était Dahlgaard et sa mère Jiannaise.
VISALA : Pourquoi parle-t-elle si peu ?
FLUX : Je suppose que tu serais pareille si tu avais été élevée par Regis. Les prêtres Dahlgaards peuvent passer des heures entières à méditer sans un mot, et Regis en est l’exemple parfait.
VISALA : Elle doit se sentir si seule...
Flux remarqua la tristesse dans mes yeux et s’empressa de l’en chasser en posant sur la fillette un oeil attendri. Blottie contre Gwaimihr, elle dessinait délicatement dans sa fourrure les mêmes symboles anciens que Regis portait tatoués sur les bras à l’aide d’un petit pot de peinture bleue qu’elle avait sorti de sa poche.
FLUX : Je ne m’inquièterais pas pour elle si j’étais toi.
Je ris doucement, agréablement influencée par sa bonne humeur.
VISALA : Tu trouverais un côté positif à n’importe quoi, pas vrai ?
Il m'adressa un regard complice, satisfait d’être parvenu à élargir mon point de vue.
VISALA : Je me suis toujours demandé comment Roxane et toi étiez devenus si proches en ayant si peu en commun. Je comprends, maintenant.
Je me redressai pour admirer le lever du soleil au-dessus du rocher enneigé derrière lequel nous étions réfugiés, juste à temps pour apercevoir une silhouette, elle-même cachée derrière un arbre, s’approchant discrètement du temple, manifestement peu désireuse d’être repérée.
FLUX : Là-bas ! Kyoko, tu le connais ?
VISALA : Je l’avais vu aussi !
FLUX : Ce n’est pas un concours, Visala.
VISALA : Mais si c’en était un j’aurais gagné.
Kyoko jeta un oeil furtif dans la direction que nous lui indiquions, puis secoua légèrement la tête.
FLUX : Elle ne le connait pas.
VISALA : J'étais sure qu’elle ne dirait rien.
Pour toute réponse, la fillette afficha un sourire amusé et gratta Gwaimihr entre les oreilles. Flux, qui n’avait pour sa part pas quitté la scène des yeux, saisit brusquement mon arc et le fourra dans mes mains, me forçant à retourner mon attention vers l’homme pour comprendre ce qui l’avait tant alarmé.
VISALA : Oh merde ! Je veux dire, bigot !
J’encochai rapidement une flèche et visai l’intru, qui à défaut de ralentir tenait à présent un vieux pistolet qu’il chargea rapidement.
Tentant de me souvenir de mes leçons de tir à Dimzad, je retint mon souffle et me décontractai, puis je lâchai la flèche. Celle-ci sembla voler une éternité avant de toucher sa cible, ou plutôt de la manquer de quelques centimètres, se plantant dans l’arbre derrière lequel le tueur était dissimulé. Pris d’un sursaut de surprise compréhensible, l’homme se jeta à terre et entreprit de ramper hors de ma portée, me forçant à rapidement saisir une autre flèche afin de l’empêcher de nous échapper.
FLUX : Qu’est-ce que tu fais ?!
VISALA : Je ne suis pas encore experte ! Je l’avais presque !
FLUX : Si tu essayais de le décapiter ! Roxane avait dit les jambes !
J’encochai ma flèche, me concentrant plus sur sa trajectoire.
VISALA : J’étais juste quelques dizaines de centimètres trop haut !
FLUX : Vise les pieds si tu préfères, mais ne le tue pas !
J’ignorai Flux, ainsi que le reste du monde à l’exception de ma flèche et de ma cible, et le temps sembla à nouveau ralentir, m’offrant les quelques précieuses secondes dont j’avais besoin.
J’allais tirer, mais je me retins et baissai mon arc lorsque quelque chose attira mon attention : l’homme ne bougeait plus. Pire, il avait à présent le visage enfoui dans la neige.
Déboussolée, je me tournai vers Flux dans l’espoir que celui-ci me donne une explication, mais lui aussi semblait confus. Fronçant les sourcils, il posa alors son regard sur Kyoko, derrière nous, qui tenait encore d’une main son lance-pierre et observait fièrement sa proie assommée au loin.

A suivre...