Episode 2

Après cinq heures de route de Dimzad à Malthura, quinze heures d'avion jusqu'à Meyrang et quatre de train jusqu'au pied de Valordrim, montagne qui donnait son nom à la ville qui la culminait, j'enfonçai mes pied dans la légendaire neige de Dahl. Le vent glacial me balaya le visage avec une brutalité que j'accueillis à bras ouverts, le sourire jusqu'aux oreilles.
FLUX : Visala, bienvenue à Dahl.
VISALA : J'ai toujours rêvé de venir ici.
ROXANE : On aura le temps de faire du tourisme plus tard. Pour le moment, Regis a besoin de nous.
VISALA : Qui est Regis ?
JOSE : Une sorte de Ormus blanc, en moins flippant.
ROXANE : Regis est un vieil ami. Il est prêtre du Soleil. Pas le gars le plus passionnant que tu rencontreras. Mais il a toujours été là pour nous, et peu importe ce dont il a besoin, je lui dois bien ça.
FLUX : Regis n'est pas du genre à appeler à l'aide. Ou à avoir besoin d'aide, d'ailleurs, je ne lui connais aucun ennemi. Je me demande ce qui a pu lui arriver...
ROXANE : Moi aussi, et ça ne me plaît pas du tout. Dépêchons-nous.
Le vieux téléphérique grinçant que même les touristes avaient délaissé n'escaladait le pic inhospitalier qu'une fois par jour à huit heures du matin, forçant Flux à adopter son plus beau sourire et à offrir discrètement ses plus beaux billets pour convaincre le conducteur de faire une exception, nous évitant ainsi une nuit à l'auberge que Roxane, de plus en plus inquiète malgré les apparences qu'elle tentait en vain d'entretenir, n'aurait probablement pas supportée.
JOSE : Tu paniques pour rien, comme d'habitude.
ROXANE : Silence.
Cramponnée à mon siège métallique, un peu plus sujette au mal de l'air que j'étais prête à l'admettre, j'écoutais la conversation des deux Meastiens d'une oreille aussi distraite que curieuse, incapable de détourner mon regard du paysage Dahlgaard que je n'aurais jamais cru pouvoir contempler ailleurs que sur une carte postale.
Flux, pour sa part, lui aussi incapacité par le vertige, avait parfaitement accepté son sort : assis sur le sol métallique, le dos collé à la vitre par le froid, il gardait les yeux fermés comme si sa vie en dépendait.
VISALA : Tout va bien, Flux ?
FLUX : Oh, oui, rassure-toi. Je n'ai pas peur du vide, juste de la chute qui nous attendrait si cette épave venait à lâcher, notamment d'ici une quarantaine de secondes si mes calculs sont bons.
Jose marqua une courte pause dans sa conversation avec Roxane et pointa un doigt menaçant dans la direction de Flux.
JOSE : Flux, arrête de faire peur à Visala ou je secouerai cette cabine jusqu'à te faire vomir. Roxane, arrête de faire peur à moi, Regis va très bien, et il ira encore mieux quand on sera arrivés parce qu'on est ses meilleurs potes. Surtout moi.
Roxane sourit légèrement, visiblement apaisée. L'espace d'un instant je vis dans son regard ce que je ressentais moi-même aux côtés de Jose lors des épreuves les plus difficiles, le réconfort imperturbable que lui-seul savait offrir.
VISALA : Au passage, Flux ne me faisait pas vraiment peur.

Le téléphérique nous déposa à l'entrée du petit village de Valordrim, à trois kilomètres environ de la cabane isolée où vivait Regis. Le vieux sentier de pierres cassées, à peine visible sous l'épais manteau de neige qui le recouvrait continuellement, n'était pas habitué aux visites humaines, rendues peu alléchantes par l'impitoyable climat montagnard Dahlgaard et le vent marin tranchant que même la chaîne du Darfingaard ne parvenait pas à adoucir.
Le vieux chalet, que nous aperçûmes bientôt à l'horizon derrière la brume, était identique en tous points à ceux qui occupaient le coeur de la petite ville de Valordrim, mais une chaleur bienveillante semblait l'envelopper, lui conférant sa propre identité, et j'eûs comme l'impression d'avoir connu cet endroit toute ma vie. Je m'y sentais déjà en sécurité, à l'abri de la guerre et des menaces du monde, qui n'avaient épargné de X'arnas que les apparences.
La nuit tombait déjà, et c'est avec un soulagement évident que Roxane aperçut une faible lumière derrière les quelques petites fenêtres de la bâtisse et un nuage de fumée s'échappant paisiblement de l'étroite cheminée de pierre. Pressant le pas, elle nous dépassa, nous forçant à accélérer à notre tour pour ne pas la perdre de vue.
Arrivée devant la porte d'entrée, elle frappa et ne patienta que quelques secondes avant d'ouvrir, nous laissant juste le temps de la rejoindre.
Faisant irruption à l'intérieur, elle appela tout de suite son vieil ami, tentant toujours en vain de masquer la crainte dans sa voix.
N'obtenant aucune réponse, elle remarqua cependant une petite fille assise près du feu, mangeant tranquillement une pomme. Âgée de sept ou huit ans tout au plus et vêtue d'une tunique traditionnelle Dahlgaard, elle nous observa sans la moindre surprise ou inquiétude apparente, nous adressant même un léger sourire. Tentant de rester maîtresse d'elle-même, Roxane se précipita vers elle et posa un genou à terre pour la regarder dans les yeux.
ROXANE : Kyoko, où est Regis ?
Ce n'est qu'en entendant pour la première fois le nom de la fillette, à consonance Jiannaise, que je remarquai ses deux grands yeux bridés, aussi verts que sa robe de jute. Toujours aussi imperturbable, elle dévisagea Roxane en silence, n'aidant en rien la jeune Meastienne à se calmer.
ROXANE : Kyoko, je t'en supplie, pas maintenant... Parle-moi !
C'est une douce et rassurante voix masculine qui répondit à Roxane dans notre dos, et nous fîmes volte-face pour découvrir l'homme qui venait de rentrer, chargé de bois mort qu'il venait de récolter dans le froid de la forêt. Dépassant Jose d'une tête, il devait avoir une quarantaine d'années, même s'il n'en paraissait pas plus de trente. Ses longs cheveux roux attachés en queue de cheval et sa barbe tressée étaient couverts de neige et de petits pics de glace témoignant de la rudesse de l'hiver. La mâchoire carrée, il posa sur chacun de nous un regard chaleureux avant de laisser son visage se fendre d'un sourire sincère.
REGIS : Bienvenue à vous tous.
Roxane afficha un air soulagé et serra le Dahlgaard dans ses bras quelques instants avant de lui envoyer un violent coup de poing dans les côtes, visiblement agacée que l'homme ne flanche même pas.
ROXANE : "Besoin d'aide, danger de mort, urgent, Regis" ! Fais plus vague et dramatique, la prochaine fois !
REGIS : Te revoir me fait chaud au coeur aussi, Roxane.
Roxane ne m'avait pas menti : Regis était sans l'ombre d'un doute un homme religieux. Même si j'ignorais presque tout des croyances Dahlgaard, je reconnaissais sa tenue orange et blanche, typique des prêtres du soleil.
Manifestement ravi de me rencontrer, il me souhaita la bienvenue avec le même enthousiasme qu'à mes compagnons, me serrant dans ses bras de géant avant de m'observer de la tête aux pieds alors que Flux faisait les présentations :
FLUX : Regis, voici Visala, de Thalion. Elle a rejoint notre équipe il y a quelques mois.
REGIS : Visala... "Courage", en Dahlgaard. Une prêtresse de la lune portait le même nom il y a plusieurs siècles.
Il me sourit alors que Jose éclatait de rire.
JOSE : Ce mec raconte toujours les meilleurs histoires drôles !
Regis ignora le Meastien et posa ses yeux sur l'arc que je portais toujours accroché à mon épaule.
REGIS : Elle aussi était une guerrière. C'est un plaisir de te rencontrer, Visala.
Roxane avait poussé sa patience jusqu'au bout. Tirant une chaise, elle s'adressa à Regis d'une voix douce :
ROXANE : Regis, explique-nous ce qui t'arrive.
JOSE : Oups, ça va être chiant !
M'attrapant par la main, Jose m'entraîna à l'extérieur à grandes enjambées, claquant la porte derrière lui en lançant un vague "à plus tard les gars".

Nous courûmes dans la neige pendant plusieurs minutes, et je ne vis bientôt même plus la chaumière de Regis derrière nous. J’escaladai à bouts de bras les rochers les plus bas et les moins abruptes du Darfingaard aux côtés de Jose, qui se retournait régulièrement pour me rattraper d'une main, me sauvant d'une chute mortelle.
J'étais épuisée et en sueur malgré le froid intenable, mais la vue qui s'offrit à moi lorsque  Jose me hissa au sommet de la dernière pente me fit oublier toutes les peines qui m'y avait menée : juste sous mes pieds, s’étendant sur plusieurs longs kilomètres qui du sommet ne semblaient que quelques pas, la montagne plongeait le long d’une pente aussi dangereuse qu’enchanteuse droit dans les eaux glaciales de l’océan, disparaissant dans ses profondeurs inexplorées.
Je ne sentais plus le blizzard me mordre la peau à chaque rafale, ni la neige se loger dans mes chaussures lorsque mes pieds s’enfonçaient un peu trop profondément dans le sol poudreux. Le temps s’arrêta, comme il l’avait fait quelques semaines plus tôt au sommet de la Chute du Mort, et je réalisai qu’aussi merveilleux que tous ces endroits aient été, ils n’auraient rien valu si Jose n’avait pas été avec moi.
Je me laissai tomber au sol et m’installai confortablement dans la neige, ignorant tous mes sens qui hurlaient à l’aide. Jose s’allongea à côté de moi et sourit au ciel.
JOSE : Putain que j’aime Dahl.
VISALA : Je pourrais rester ici toute ma vie.
Il pouffa brièvement de rire.
JOSE : Non, idiote, tu mourrais.
Je ricanai à mon tour, m’étant doutée de sa réponse avant même de finir ma phrase.
Nous restâmes allongés quelques instants en silence, reprenant toujours notre souffle après notre séance d’escalade, puis Jose se redressa finalement, semblant se souvenir de quelque chose.
JOSE : Oh, au fait, je voulais te donner quelque chose...
Curieuse, je m’assis à mon tour et le regardai ôter de sous sa chemise un pendentif que je n’avais jamais vu, et je me demandai pourquoi Jose avait voulu le garder ainsi caché sous ses vêtements jusqu’à aujourd’hui. C’était une fine chaîne couleur rouille, probablement bien plus solide qu’elle le paraissait, à laquelle était accrochée ce qui ressemblait à une clé particulièrement élaborée et complexe, sans aucun doute de fabrication Meastienne, elle aussi portant les marques du passage des ans.
Jose passa la chaîne autour de mon cou et l’attacha derrière mes cheveux.
VISALA : Qu’est-ce que c’est ?
JOSE : La clé de mon coeur.
Je pouffai de rire, pensant à une blague, mais réalisai assez vite que Jose était pour une fois sérieux.
VISALA : La clé de ton coeur ? Je ne te voyais pas si romantique Jose.
Il sembla méditer un instant, puis comprendre ma réflexion, éclatant d’un rire grave que l’écho répéta tout autour de nous.
JOSE : Oh, non, vraiment, c’est la clé pour ouvrir mon coeur !
Pour toute explication, il ouvrit sa chemise, dévoilant sa poitrine pâle au milieu de laquelle, à mon inexprimable surprise, se trouvait une petite porte métallique, juste assez grande pour accueillir la serrure que ma clé semblait en effet ouvrir.
Je restai bouche bée, incapable de répondre quoi que ce soit, et espérant que Jose saurait attribuer mon silence à une demande de clarifications.
Il prit bien la parole, mais ne m’apprit pas grand chose :
JOSE : Plutôt pecc, pas vrai ?
La serrure se soulevait avec la respiration du Meastien, se laissant porter comme sur une vague dans un cliquetis mécanique que je n’entendis qu’en posant mon oreille fascinée contre sa poitrine.
VISALA : Jose, qu’est-ce que c’est que ça ?!
JOSE : Mon coeur. C’est un truc plein de sang, un peu comme une pompe à fluide de refroidissement sur un dirigeab...
VISALA : Je sais ce qu’est un coeur Jose, mais tu es conscient qu’ils sont plutôt... d’habitude... moins...
JOSE : Oh, le métal tu veux dire ? Ouais, longue histoire. J’ai pris une balle, il y a des années, la doc l’a remplacé par un en ferraille. Beau boulot hein ? Fabrication Meastienne, de la bonne qualité.
VISALA : Pourquoi... Je ne sais même pas par où commencer... Pourquoi as-tu une clé ?
JOSE : Je sais pas bien, mais ça doit être vachement sérieux, parce que c’est ce que Glass veut.
VISALA : Glass ? Je croyais que Glass voulait te renvoyer en prison.
JOSE : Oh non, ils me détestent là-bas. Je casse tous leurs gardes. Glass veut ce qu’il y a là-dedans.
VISALA : Et tu n’as aucune idée de ce dont il s’agit ?
JOSE : Nope. Roxane pense que c’est un truc de complot contre Meast.
VISALA : Tu n’as jamais regardé ?
JOSE : Oh si, mais ça ne marche pas. C'est Vionna qui l'a installé, personne d'autre ne sait comment l'ouvrir. C'est compliqué comme clé. Les serruriers gagnent une fortune, chez nous.
VISALA : Vionna ?
JOSE : Une vieille amie. C’est elle qui m’a réparé. Elle est encore à Meast. J’espère.
Il sembla pensif un instant, un demi-sourire aux lèvres, l’air nostalgique. Je lui laissai quelques secondes avant de l'interrompre.
VISALA : Pourquoi me donner la clé ?
Il referma soigneusement sa chemise.
JOSE : Si je meurs, les informations sont détruites. C’est pour ça que Glass veut me remmener là-bas. Mais sans la clé, ils n’obtiendront rien.
VISALA : Alors tu veux que je la garde pour toi ? Pour être sûre qu’ils ne trouveront pas ce que Vionna a caché ?
JOSE : Oh, nan, je voulais juste te faire un cadeau.
Je crus d’abord à du sarcasme, mais réalisai vite que Jose en était incapable. Pour toute réponse je lui souris et cachai à mon tour la clé sous mes vêtements.
J’aurais surement posé des dizaines d’autres questions, si à ce moment précis nous n’avions pas entendu un grognement derrière nous. Me tournant prudemment, je n’eus que le temps d’apercevoir l’énorme loup blanc en position d’attaque, prêt à bondir, avant que Jose plonge le premier, l’entraînant avec lui dans sa chute et disparaissant rapidement derrière les reliefs que nous venions seulement de vaincre.

A suivre...